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4 polyglotte : Four, Quatre, Tetra, Tchetirye, Vier

11 janvier 2017

 

Tout ça, c’est le même mot.

 

Mais, c’est à dire ? Ben c’est le même mot en proto-indo-européen commun qui a donné toutes les dénominations de « 4 » dans toutes ces langues.

 

Mais ça se ressemble pas du tout ! Oui, c’est le propre de l’évolution diachronique des langues. Elles évoluent chacune dans leur coin, mais quand on connaît les phénomènes et les règles les plus courantes qui peuvent les affecter, on arrive à retrouver leur parcours, et donc leur provenance.

 

Tout est donc parti il y a environ 8 000 ans, quelque part autour des rives nord de la Mer Noire. S’y trouvait une horde un peu plus soudée que les autres, et qui a eu un peu plus de succès que les autres : les Proto-indo-européens. Peut-être que leur relatif succès expansionniste, qu’on retrouve dans la diffusion de la progéniture de leur langue initiale, a tenu justement à la qualité et à la complétude de leur langue ? L’Histoire ne le dit pas (pour l’instant) (et même si elle le disait, il y aurait matière à se méfier, à y travailler un moment avant de pouvoir l’affirmer tranquillement).

 

Un-deux-trois dit le français. One-two-three dit l’anglais. Ena-duo-tria dit le grec (enfin plutôt [dhyo] mais passons). Adin-dva-tri dit le russe. Ein-zwei-drei dit l’allemand. Jusqu’ici, tout va bien, à peu près. Ça chie un peu du côté des voyelles, mais dans nos régions on n’a pas beaucoup de voyelles parce qu’elles ne sont pas très importantes, un peu comme en arabe où ils n’en ont que trois. On a beaucoup plus de consonnes et c’est ça qui constitue l’architecture de nos langues. Et niveau consonnes, on a un [n] partout chez les 1, une dentale (sonore [d], sourde [t] ou affriquée [ts]) chez les 2, et enfin une dentale suivie d’un [r] chez les 3.

 

Mais au 4, ça se gâte. Ça part en sucette. Pourquoi ? Il semble, en tout cas de ce que j’ai pu lire, que le nourrisson appréhende d’abord la différence entre des ensembles d’objets composés de 1, 2 ou 3 objets, un ensemble de 4 objets et plus étant un ensemble d’un degré différent et inabordable pour lui. En gros, notre cerveau arrive très vite à identifier très très facilement des ensembles de 1 (Moi), 2 (Moi et Toi) et 3 (Moi, Toi et Un autre présent, voire absent une fois acquise la permanence d’objet), mais plusieurs autres ça exige des opérations, donc plus d’effort.

 

Donc forcément on va avoir tendance à diviser la réalité devant nous en ensembles de 1, 2 et 3 si ça nous coûte moins d’effort. Et ce sont donc les cardinaux qu’on va utiliser le plus souvent dans notre langage et donc à l’oral. Si on les utilise souvent, on les utilise aussi souvent même quand on parle aux dégénérés de la tribu de l’autre côté de la montagne, ou de l’autre rive du fleuve. Quand on les rencontre, on dit 1, 2, 3 assez souvent, mais pas forcément « oiseau », « givre » ou « charrue ». D’où une certaine conservation de ces chiffres, et une plus grande volatilité à partir de 4. Ou alors pas du tout, j’en sais rien.

 

Alors donc, notre 4. Nos Indo-européens disaient à peu près *kwetwer-/*kwetwores. On le sait en comparant plein de mots et de sons en plein de langues issues de l’indo-européen et en trouvant les constantes d’évolution.

 

En anglais, on a eu une évolution de ce genre :

 

*kwetwor > *khwetwor > *hwetwor > *fwetwor > *fedwor > fidwor > feower > fower > *fowr > four

 

Les astérisques dénotent des mots reconstruits, les autres sont des versions attestées par écrit.

 

Ça mérite une petite explication. Le son initial du PIE (le petit nom du proto-indo-européen) est un [k] avec un flux d’air sortant comme ça fait quand on dit « kw » en français. Mais il y a un deuxième son expiré dans le mot avec le « tw ». Les locuteurs ont donc tendance à mettre tout le flux d’air sur un seul des deux sons. Rajoutez-y donc pas mal d’air comme si vous éternuiez, et ça vous donnera assez facilement une sorte de « kf ». Sauf que [kf], c’est fatigant. Et la paresse articulatoire est un des phénomènes les plus constants dans l’évolution phonétique des langues. Donc assez vite ça donne un [hf], puis un [f]. C’est comme ça. Enfin c’est comme ça chez les germaniques, parce que si tout le monde est paresseux articulatoire, tout le monde ne l’est pas sur les mêmes sons aux mêmes époques.

 

On a dit que le deuxième son « tw » était aussi avec un flux d’air. Comme on a mis le flux d’air sur le premier son, il ne reste plus grand-chose pour le deuxième son « tw » qui va donc s’affaiblir. À ce petit jeu, dans ce cas, c’est la dentale qui s’amuït. Ne reste que le [w], qui finit par se confondre avec le son [o] de la dernière voyelle. Four.

 

Pour l’allemand, on a le même chemin au départ, puis ça bifurque à un moment donné.

 

*kwetwor > *khwetwor > *hwetwor > *fetwor > *fedwor > fidwor > *fiwor > fior > *fier > vier

 

L’allemand a assez tôt éliminé complètement la deuxième consonne et a intégré la deuxième voyelle dans la première, ce qui a donné [fior]. Mais [i-o] c’est un peu chiant quand on peut faire [i-eu], puis tout simplement [i-i] et enfin [i], tout en gardant écrit « ie ». Le passage à l’écrit du « f » au « v » est tout un autre épisode sur les mutations consonantiques dans la famille germanique, c’est pas l’objet.

 

Enfin voilà, on a déjà Four et Vier. Mais c’était pas le plus dur.

 

Le latin a certaines facéties phonétiques, mais sur ce coup-là c’est un des plus sages de toute la bande. Ou alors, mais faut pas le dire trop fort, le PIE a été reconstruit principalement par des gens ayant beaucoup d’étude de langues latines à leur actif, et ils l’ont reconstruit de sorte qu’il ressemble pas mal au latin. M’enfin ici ça se tient quand même plutôt bien.

 

Latin, donc :

 

*kwetwor > quattuor

 

Oui, c’est tout. Pas besoin d’en chier une pendule non plus hein. On a deux « t » parce qu’on a eu la flemme d’expirer le « t » mais comme il porte l’accent juste avant on l’a juste doublé pour insister un peu dessus. Et puis après on a arrêté et ça donne à peu près simplement Quatre en français, Cuatro en espagnol, Quattro en italien et tutti quanti.

 

Bon et le grec alors ? Eux aussi ils ont fait des facéties phonétiques dans leur coin de la Méditerranée, et parfois même des facéties très différentes entre les différents parlers grecs, qui nous ont chacun légué des mots. Ça donne des fois des racines difficiles à reconnaître.

 

En gros :

 

*kwetwores > *kwettores > *kwettares > tettares/tettara (au neutre) > *tettra > tetra

 

Alors eux aussi ils ont redoublé le « t ». Et par un phénomène qui s’appelle assimilation phonétique, une fois qu’ils avaient deux « t » au milieu du mot, ça paraissait plus simple en allant vite de mettre aussi un « t » au début. Pensez par exemple au « crocrodile » des enfants, qui sont les meilleurs professeurs de paresse articulatoire et d’évolution phonétique qui puissent se trouver. Ou au fait de dire [éléctrécité] par assimilation avec la voyelle la plus fréquente du mot. Multipliez ça par quelques millénaires et vous avez le grec. Après, ils font passer le « a », qui vient d’un « o », après le « r », ça s’appelle une métathèse et on fait ça tout le temps, notamment avec les « r » : « fromage » vient de « formage », « crevette » vient de « chevrette » etc. Et bim ! Tetra.

 

Une main se lève dans le fond ? Les grecs modernes ? Oui, ok, ils disent [tessera]. C’est parce que [tetra] c’est en prenant la voie attique. Mais [tessera], c’est la version ionienne. À un moment, tettares devient tessares. C’est une palatalisation, c’est à dire qu’on prononce le phonème en se rapprochant du palais. Essayez de prononcer à la suite [t], [ts], [ss] et vous verrez que votre langue recule vers le palais. Les Ioniens le faisaient, les Attiques moins. Mais des fois on a des restes des deux : une isoglosse, un polyglotte.

 

On se fait le russe et on va se coucher ?

 

*kwetwores > *kwetteres > *tetteres > *tchetere > *tcheterye > tchetirye

 

En gros, ils ont commencé comme les grecs, ce qui est pas très étonnant vu qu’ils habitent à côté, et à un moment ils ont transféré la force du double « t » du milieu sur la consonne initiale qui passe d’un [t] à un [tch]. Mais c’est peut-être pas tout à fait ça, parce que je connais pas tellement l’évolution phonétique du russe.

 

À titre indicatif, tous ces mots veulent dire « quatre » dans d’autres langues encore et sont de la même racine :

 

« hatare » en maldivien

« tchaar » en hindi

« pedwar » en gallois

« tseuppar » en ossète

etc.

 

Et maintenant, une petite liste de mots dans lesquels on peut retrouver cette racine dans ses différentes versions :

 

En français : escouade, écarter, carré, carillon, bécarre, tétraplégique, carême, équerre, cadran, carillon, cahier, caserne

En anglais : farthing, fortnight, quarry, square

En allemand : Viertel, Quartier, Geschwader, Schwadron

 

Une prochaine fois, on fera le 5, qui est tout aussi passionnant, si ce n’est encore plus ! Oui parce que là aussi, je vends la mèche, mais Cinq, Five, Fünf et Penta, c’est le même mot. 😉

From → Vrac

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